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  • Thibault Bissirier

Échec et marges


À propos de l’exposition « Gribouillage » à la Villa Médicis.



Le communiqué de presse promettait pourtant « une exposition événement » en réunissant des artistes aussi prestigieux que Bellini, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Titien, Bernin, Delacroix, Picasso, Dubuffet, Cy Twombly et tant d’autres. Finalement, peu d’œuvres remarquables, ou disons, beaucoup d’œuvres secondaires. Admettons qu’il faille attirer les foules à grand renfort de noms illustres, cela ne poserait que le problème d’une forme devenue habituelle de name-dropping. La surprise et la déception viennent d'ailleurs : "Gribouillage" n'est pas une exposition artistique, mais sociologique, documentaire, théorique. Une exposition, surtout, qui à force de digresser sur ce qui se passe autour, à force d’errer dans la marge, manque sa cible.


S’il fallait en résumer le propos, le voici : de tout temps, en tout lieu et sur tous les supports, les artistes ont griffonné, dessiné, écrit, etc. Et pour développer ce truisme, quoi de mieux qu’une notion suffisamment vague pour être mise en perspective avec à peu près tout ? En l’occurrence, le gribouillage. Mais qu’est-ce que cela ? À en croire les commissaires de l’exposition, principalement des productions se tenant « hors de la règle du dessin », « à la marge », des œuvres « libérées de toutes contraintes » et dont les formes grossières, hâtives, schématiques ou régressives suffisent à les rassembler. Dans notre cas précis, citons : des ébauches préparatoires, des caricatures, des esquisses, des annotations, des graffitis, un vrai dessin d’enfant (sorti des collections du Centre Pompidou pour l’occasion), des œuvres sur papier signées Cy Twombly, Pierre Alechinsky, Pierrette Bloch ou encore Jean-Michel Basquiat, des peintures, des photographies et même des vidéos.


Vue des deux premières salles réunissant pans de murs, peintures, photographies, carnets et dessins. Au centre, on aperçoit les deux panneaux latéraux du Triptyque de la Madone (1464-1470) de Giovanni Bellini, dont la présentation sur socle permet de découvrir les études de corps et les têtes grotesques dessinées par l’artiste au verso. Photographie © Daniele Molajoli



Un titre sans sujet et un parcours cousu de fil blanc.


L’exposition réunit ainsi une centaine d’œuvres et de documents, sans jamais parvenir à définir précisément les contours de son sujet. La confusion règne autour de ce titre tapageur : faut-il considérer comme un gribouillage le dessin de Léonard de Vinci représentant avec force détails un profil de vieillard sur le mode de la caricature ? Si Pierrette Bloch revendique effectivement une pratique « gribouillée », pas certain qu’il en soit de même pour Henri Michaux, dont les dessins sous mescaline relèvent davantage de la vision que de l’automatisme. Et que penser de cette étonnante peinture de Francesco Caroto, où l’on voit un jeune homme (peint de la meilleure manière) tenant un dessin d’enfant (un jeu, pour le peintre, que de représenter avec autant de réalisme et d’application un tel sujet) ?


À gauche : Asger Jorn, L’avantgarde se rend pas, 1962, huile sur toile

À droite : Francesco Caroto, Portrait d’un enfant montrant un dessin, ca. 1523, huile sur bois



Les sections qui divisent le parcours peinent également à convaincre et entretiennent cette impression de dissertation mal construite. De salle en salle, le visiteur passe indifféremment de l’atelier au mur, du mur au carnet, du carnet à la peinture, d’où l’on revient au mur suivant des thématiques interchangeables : « à l’ombre de l’atelier », « le jeu du dessin », « compositions incultes », « l’enfance de l’art », « enfantillages » et enfin « l’appel du mur ». On voit devant, on voit derrière, on voit dessous et parfois l’on ne voit rien, ou bien l’on ne sait plus où regarder.


Quant aux mises en perspectives proposées, elles ne sont guère plus convaincantes : Picasso dessinait des têtes caricaturales, Le Bernin aussi ; Bronzino fleurissait les marges de ses cahiers de comptes de petites figures, tout comme Alechinsky s’appropriait des documents administratifs pour y composer des dessins humoristiques. Pour ceux-là, passe encore. Mais pourquoi cette photographie d’Inge Morath, où l’on voit Giacometti encadrant un graffiti au mur de son atelier, côtoie-t-elle ce dessin de Federico Zuccari, représentant un jeune homme dessinant devant sa fenêtre au clair de lune ? Il faut s’approcher et remarquer que sur le dessin de Zuccari l’homme a dessiné partout, y compris sur les volets de sa chambre, de la même manière que Giacometti a dessiné sur son mur. Voilà pour la démonstration. Quant à cet énorme registre dont on ne voit ni la couverture, ni le contenu, mais seulement la première page sur laquelle s’agglutinent des essais de plumes, il est là pour nous prouver, si besoin en était, que les problèmes de stylos capricieux ne datent pas d'aujourd'hui. Il reste toutefois, admettons-le, l’un des rares documents à trouver une juste place dans l’exposition.




À gauche : Inge Morath, Alberto Giacometti dans son atelier, 1958

À droite : Federico Zuccari, Taddeo dessinant au clair de lune , 1595



Tout ce dispositif est conçu, nous explique-t-on, pour « inviter les visiteurs à déplacer le regard », pour « ramener au centre ce qui se trouve à la marge », suivant une démarche critique. En effet, ce que l’exposition met avant tout en scène, c’est un jugement porté sur l’histoire de l’art, sur ses méthodes et sur le fait que cette discipline se soit traditionnellement limitée à l’étude de certains objets, au détriment d’autres. C’est du moins ce que sous-entendent les commissaires lorsqu’elles évoquent des « rapprochements inédits » propres à « brouiller les classements chronologiques et les catégories traditionnelles (marge et centre, officiel et non officiel, classique et contemporain, œuvre et document). » Le problème étant qu’au-delà de leur facilité, ces rapprochements empêchent que soient soulevées de vraies réflexions. Parmi elles, la question de la valeur des objets exposés n’est jamais abordée, ni celle, par exemple, de l’intention des artistes. Deux lacunes qui expliquent en partie la confusion générale et la perplexité devant certains choix d’œuvres.


Contre-sens et hors-sujet.


Outre ce biais quasi-idéologique qui sacralise l’anecdotique et verse dans le relativisme – après tout c’est un parti pris –, certains choix d’œuvres sont en effet proprement hors-sujet – ce qui est plus grave. Que fait ici, par exemple, le relevé des dessins préhistoriques sur la paroi de la Grotte des Trois-Frères réalisé par Henri Breuil en 1920 ? Notons que celui-ci prend place dans une section fourre-tout, joliment intitulée « L’appel du mur » et qui réunit entre autres un dessin de Basquiat, des cruches en terre cuite sur lesquelles des détenus ont dessiné, ou encore des photographies de graffitis réalisées par Brassaï. Certes, dans le cas de l’Abbé Breuil, il y a le mur de la grotte. Mais quel rapport, me direz-vous, avec notre sujet, le gribouillage ? Le relevé en question n’a en effet rien de confus, ni d’illisible, ni même d’informe. Il n’est ni spontané, ni hasardeux, ni exempt d’aucune contrainte ; bien au contraire, il est le report méticuleux, conforme et scientifique des inscriptions observées sur un site archéologique. À moins que ce ne soient précisément ces inscriptions préhistoriques qu’il convienne de considérer comme des gribouillages ? Un doute plane.


Henri Breuil, relevé du grand panneau de la paroi droite de la Grotte des Trois-Frères, 1920



Plus embêtant encore est l’exemple du film de Jean Genet, Un chant d’amour, lui-aussi présenté dans la section consacrée aux murs et aux prisonniers. Son sujet ? Une galerie d’hommes, enfermés dans leurs cellules, des prisonniers, vivant chacun singulièrement son désir et sa sexualité sous la contrainte de l’enfermement. Un premier danse seul en caressant le tatouage de femme qui orne son épaule ; il communique bientôt avec son voisin à travers le mur qui les séparent. Celui-ci, amoureux, s’évade par l’imagination et rêve d’une idylle à la campagne. Plus loin, d’autres détenus se caressent ou exhibent leur sexe sous l’œil inquiétant d’un maton voyeur. Ce film muet, tourné en noir et blanc et ne durant pas plus d’une vingtaine de minutes, évoque ainsi les affres d’une sexualité à la fois crue, violente, poétique et fantasmagorique. On y retrouve d’ailleurs tout l’attirail des motifs homoérotiques chers à Genet : braguettes gonflées, muscles saillants, clopes et tatouages. Les raisons de sa présence dans l’exposition ? En voici l’équation magique : marginalité (celle des détenus ou de l’artiste ?) + graffitis aux murs (cela colle avec le titre de la section) + tatouage (voilà un médium qui n’avait pas encore été abordé) = gribouillage.




Jean Genet, Un chant d’amour, 1950 / captures d’écrans



À noter que l’on ne voit de l’œuvre que le début, c’est-à-dire le générique écrit en lettres gravées sur un mur, ainsi que la scène du prisonnier dansant seul dans sa cellule en caressant son tatouage. Uniquement ce dont on a besoin, donc. Pour le reste, il vous faudra chercher par vous-même un moyen de voir le film. On nous rétorquera sans doute que la raison était de pouvoir évoquer cette œuvre sans craindre de choquer le public avec les scènes ouvertement érotiques. Soit. Extraire quelques minutes d’une vidéo pour servir un propos n’est pas une nouveauté (même si cela mériterait qu’on s’interroge sur la légitimité d’une telle pratique). Le vrai problème, c’est que même en acceptant cela, on se demande encore ce que le film de Genet fait là. Dois-je vous rappeler le sujet de l’exposition ?


On peine ainsi à distinguer ce qui est de l’ordre du répertoire de formes, de l’analogie fortuite ou de l’extrapolation, puisque tout est mélangé et présenté de la même manière. Ce faisant, les œuvres et les objets sélectionnés voient leurs lectures altérées par une thématique générale saugrenue et qui, malheureusement, les réduit à une portion congrue de ce qu’elles sont vraiment, à un effet de motif. Dans la même veine, on pourrait imaginer une exposition sur les hachures, sur les coulures et j’en passe. La différence, peut-être, c’est qu’en choisissant le terme négativement connoté de « gribouillage », les commissaires s’honorent d’une approche décalée, irrévérencieuse et inattendue, une approche teintée, en outre, d’une coloration pseudo-psychanalytique, qui mettrait en avant le caractère inconscient, incontrôlé et subversif de ce genre de pratique. La vérité, c’est que le gribouillage est un fait humain ordinaire et non pas proprement artistique. C’est là où se trompe l’exposition, et c’est la raison pour laquelle son propos peine à s’élever.


Vue de la dernière section intitulée « L’appel du mur ». Sur la gauche, des céramiques du 19ème siècle ornées de dessins et d’inscriptions réalisés par des prisonniers côtoient des photographies de graffitis réalisées par Brassaï ; au fond, la projection d’un extrait du film de Jean Genet Un chant d’amour (1950). Photographie © Daniele Molajoli



Pour conclure.


La déception passée, reconnaissons malgré tout que « Gribouillage » a le mérite de soulever des questions essentielles. Ainsi peut-on se demander si les œuvres d’art sont réductibles au statut de document, et si les expositions le sont à la seule fonction d’illustration d’un propos scientifique. Quant à la volonté des commissaires de « ramener la marge vers le centre », à quelle nécessité, à quel impératif et à quel objectif répond-elle ? Au reste, peut-on étudier la marge sans se soucier du centre ? Car à force d’explorer ce qui pourrait être considéré comme…, ce qui s’inspire de… ou ce qui fait penser à …, sans jamais prendre soin de revenir au sujet de départ, il me semble que l’on se condamne à tourner autour du pot et à rester, confusément, hors-sujet. Il y aurait là bien des problèmes de méthode à résoudre, des questions plus idéologiques aussi, et une manière de faire de l’histoire de l’art et de concevoir des expositions qu’il serait intéressant de discuter. Espérons que le catalogue (non encore paru) livrera des analyses plus éclairantes et plus approfondies, car pour ce qui est de l’exposition, c’est un échec. À moins bien sûr que le projet fût moins de parler du gribouillage dans l’histoire de l’art que de nous embrouiller. Dans ce cas, force est d’admettre que c’est une réussite.


Thibault Bissirier, 20 mars 2022



Les propos cités sont soit extraits du communiqué de presse, soit ont été recueillis à l’occasion de la conférence publique qui s’est tenue le jeudi 17 mars 2022 à la Villa Médicis.


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GRIBOUILLAGE / SCARABOCCHIO

De Léonard de Vinci à Cy Twonbly


Villa Médicis, Rome

3 mars au 22 mai 2022

Beaux-Arts de Paris

8 février au 30 avril 2023


Commissaires :

Francesca Alberti, directrice du département d’histoire de l’art à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, Maîtresse de conférence à l’Université de Tours, CESR.

Diane Bodart, professeure associée d’histoire de l’art à Columbia University, New York.


Commissaires associés :

Philippe-Alain Michaud, historien de l’art, conservateur du patrimoine au Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, Paris.

Anne-Marie Garcia, conservatrice, responsable des collections des Beaux-Arts de Paris.

Giorgio Marini, historien de l’art, commissaire désigné par l’Istituto Centrale per la Grafica, Rome (institution partenaire de l’exposition).

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