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  • Thibault Bissirier

À propos du travail de Valentine Esteve


Valentine Esteve dans son atelier

C’est par une porte entrebâillée que Valentine Esteve nous laisse apercevoir le monde : mur ocre, nuit blanche, quelques ombres, des feuillages, les baies à contre-jour d’une serre ou d’une verrière, et chaque fois cette monochromie que tranche un rai de lumière dure. Il faut un peu de temps pour laisser les formes émerger, l’œil s’habituer. Cette peinture-là se regarde à tâtons.


Au fil des séries, un corpus d’images récurrentes se déploie, fait de lieux désertés et comme sortis du temps, qui à force d’être convoqués nous deviennent familiers. Il sourd une impression de déjà-vu auquel nos propres souvenirs viennent s’adosser, de sorte que l’anodin devient le vecteur d’une histoire partagée, un récit qui ne cesserait jamais de s’écrire, plus vaste que nous et que Valentine Esteve, par son usage quasi-exclusif de pigments à base d’ocre ou d’argile (l’une des plus vieilles techniques connues) rattache à des origines millénaires.


Dans L’origine, une peinture de 2023 si justement titrée, un large bandeau occupe tout le bas de la composition. On y reconnaît les motifs d’un tapis oriental, dont les empâtements noirs contrastent avec la légèreté presqu’immatérielle de la partie supérieure. Ce tapis, c’est celui de l’enfance, l’espace de la mémoire par excellence, celui que l’on déplace, que l’on transmet d’une génération à l’autre et où l’on se retrouve. Il désigne pour l’artiste cette sorte de théâtre intime où se jouent les colères et les tendresses, où l’on échange, bien sûr, mais aussi où s’affrontent les individualités. Alors, Valentine Esteve le pose là pour nous inviter à entrer, franchir le seuil de sa peinture et prendre place.





Je songe au tableau de Samuel Van Hoogstraten, Les Pantoufles (1650/1675), qui met en scène un intérieur modeste vidé de ses occupants et dont le premier plan est occupé par un semblable seuil : un sol aux carreaux ocre et noirs balayés d’une ombre oblique. Au-delà, deux portes s’ouvrent sur deux pièces en enfilade. L’espace se creuse jusqu’au mur blanc de la chambre du fond où l’on devine la bordure d’un miroir, dont le reflet reste invisible. Les traces d’une activité domestique nous signalent que quelque chose s’est passé, que quelqu’un se trouve là, peut-être, dissimulé dans l’angle mort. Si je pense à cette œuvre, c’est qu’il y a dans la peinture de Valentine Esteve cette même mécanique de l’indice qui engouffre le regard avant de retenir la curiosité. Seulement, chez elle, l’espace résiste et semble tout entier précipité au premier plan, comme si le miroir de la chambre du fond avait ramassé toutes les profondeurs à sa surface. La peinture-seuil d’Esteve est aussi une impasse, qui nous accueille puis nous repousse, de même que s’avancent puis reculent les vagues sur le rivage.


On comprend mieux comment certains motifs finissent par être littéralement rejetés hors du cadre. Ainsi en est-il de la série Vestiges (2023), petites sculptures en céramique émaillée qui semblent avoir échoué à nos pieds et dont les formes rappellent les ornements de broderies, de parterres ou de pavements qui peuplent certaines peintures. Pour les réaliser, Valentine Esteve ne modèle pas la matière, elle répète l’entrelacs des lignes, à main levée, comme on repasse des mots pour en marquer plus fermement l’emprise sur le papier. Il y a là quelque chose du ressassement, une manière d’ancrer dans le réel par réitération ; surtout, et c’est là le cœur de sa pratique, une méthode pour s’approprier le passé et l’habiter au présent.


Thibault Bissirier, octobre 2023




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