Solo Show
nomaad galerie - Paris
30.07 – 22.08.2024
On dirait un bad trip au Pays des Merveilles. Voyez ce chat patibulaire avec sa tiare d’évêque, son gilet arc-en-ciel, bénissant d’un geste un peu vague on ne sait quelle assemblée de fidèles (Catholic Cat And The Holy Church Of Milk, 2024) ; ailleurs, un monstre hagard se repaissant d’écrans (Screen Vampire, 2024), des aliens en goguette (Like Life, 2022), ou encore cette tribu de singes guettant les soldes sur le parking d’un « Super Mega Hyper Market » (Monkey Business, 2024) ; partout, les mêmes couleurs fluos, sous des cieux électriques. Il y a, c’est vrai, dans toutes ces scènes, quelque chose d’une réjouissante hallucination. Mais que l’on ne s’y trompe pas, sous des dehors joyeux, le monde de Robin Nõgisto est bien plus cruel que kawaï.
Né en 1992, le jeune artiste touche-à-tout s’est formé à l’Académie estonienne des arts à Tallinn. Peintre, sculpteur, fresquiste, il est également musicien, chanteur et vidéaste. De la toile aux murs, des jouets qu’il bricole aux morceaux de rock qu’il compose, une même énergie traverse toute son œuvre, saturée, dense, inquiète parfois, cynique et irrévérencieuse. Il faut se défaire de la première impression et de l’apparente bonhommie que revêtent ses compositions. Tout cela, c’est du sucre pour les yeux, étalé en vitrine uniquement pour nous attirer. Comme une friandise trop acidulée, c’est après -coup, une fois plongé dans la multitude de détails dont regorge chaque œuvre, que leur dimension critique se dévoile. Et qu’elle nous pique la langue.
S’il fallait dessiner une généalogie, nous pourrions remonter aux fanzines et aux comics des années 1970, Robert Crumb en tête, avec son univers décalé, excessif, son goût de la provocation et de la satire. Comment ne pas songer en outre aux clips musicaux de la décennie suivante et à cet onirisme intranquille qui a fait le succès du mythique film des Pink Floyd, The Wall (réalisé par Alan Parker en 1982). Il nous faudrait citer aussi la scène new-yorkaise de ces mêmes années, qui a vu émerger Keith Haring et Kenny Scharf, laissant le graffiti entrer dans le milieu de l’art contemporain. Enfin, plus près de nous, il serait tentant de tisser des liens avec les tenants de la Figuration Libre et l’œuvre du français Hervé di Rosa, ardent défenseur des arts dits « modestes ». Le point commun entre ces différents courants et la peinture de Nõgisto? Avant toute chose, la liberté, celle de faire figurer toutes les formes de création, toutes les inspirations, de convoquer indifféremment les Beaux -arts et les productions les plus populaires, sans frontière de genre ni d’origine, sans hiérarchie de valeurs ; une manière également d’avancer à rebours du goût dominant.
S’en tenir à cette lignée serait oublier qu’il a grandi dans un pays occupé par les Soviétiques jusqu’en 1991. Considérant cela, nous pourrions être tentés, bien sûr, d’ajouter à la liste de ses inspirations les productions de la période soviétique, notamment certains dessins animés tels que La Boîte au secret (Shkatulka s sekretom) de Valeri Ougarov (1976), récit surréaliste et inquiétant dans lequel un jeune garçon rêve qu’il pénètre dans une tabatière où tout un monde imaginaire se découvre à lui, ou bien encore Contact (Kontakt), de Vladimir Tarassov (1978), qui met en scène dans le même esprit psychédélique une rencontre avec les extra-terrestres. Cependant, et malgré la parenté esthétique, ce serait faire fausse route. Car Nõgisto est de la génération suivante, celle de l’Estonie libre, qui regardait autant Pikku Kakkonen («Le petit numéro deux», production finlandaise) et Štaflík a Špagetka («Escabeau et Spaghetti», dessin animé tchécoslovaque) que Scooby Doo ou Tom & Jerry. Ainsi son enfance fut-elle bercée par une imagerie déjà moins emprunte de propagande morale et plus ouverte à la culture occidentale ; au libéralisme également et sa promesse d’émancipation par la consommation de nouveaux biens.
Ambivalente, hétéroclite, la peinture de Robin Nõgisto oscille donc entre le cadavre exquis halluciné et la satire sociale, la célébration d’une certaine joie de vivre, d’un désir de désobéir et la critique de l’ultraconsumérisme, de la société des écrans et des errements de la religion, de la violence et de l’abêtissement des foules. Disons, une œuvre-monde, emplie de rêves et de cauchemars, une peinture insomniaque qui ne nous laisse jamais tranquilles.
Thibault Bissirier, mai 2024
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