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Thibault Bissirier

C’était la nuit au beau milieu du jour


À propos de l’exposition personnelle de Clément Cogitore au Mattatoio di Roma.



Il faisait beau, c’était un mercredi après-midi. Mes pas m’avaient conduit dans le quartier de Testaccio, à Rome, lorsque l’idée me vint d’aller voir l’exposition personnelle de Clément Cogitore au Mattatoio. Elle venait à peine de commencer. Je me trouvais juste à côté.


L’immense halle du pavillon 9a était vide. Les vidéos défilaient, rien que pour moi, dans l’obscurité la plus totale. D’abord, sur la gauche, une œuvre de 2005 intitulée Travel(ing) : un camion avance dans la nuit, que la caméra suit de près et à l’arrière duquel on voit projetée la vidéo du trajet qu’il a réalisé durant la journée. Le véhicule devient écran et inversement. Le paysage défile, dans les deux sens. C’est le jour en plein cœur de la nuit. Le ton était donné : j’entrais ici comme dans un rêve.


Clément Cogitore, Travel(ing), 2005, vidéo, PAL 4:3, 3min 50s


J’avance et face à moi, suspendus dans les airs, trois écrans m’éblouissent. Au centre, Tahrir (2012) compose un tableau tragique dont les scènes tournent en boucle. Clément Cogitore, pour cette œuvre, a réutilisé des images de télévision montrant l’une des manifestations contre le régime de Moubarak, en 2011, sur la place Tarhir au Caire. La violence inonde tout et tout le monde y succombe, émeutiers et forces de l’ordre, indistinctement, jusqu’à l’image elle-même qui alterne et superpose au rythme de 25 images par secondes des scènes des deux camps. Les flashs d’un stroboscope traversent l’écran. C’est hypnotique et c’est brutal, dans des teintes couleur de sable.


Clément Cogitore, Tahrir, 2012, vidéo, 16:9, 7min 50s


Sur la droite, Assange Dancing (2012) n’est, là encore, rien d’autre que le montage d’une séquence trouvée, sur internet cette fois : la vidéo qu’un DJ d’un club de Reykjavik a partagée et où l’on voit l’activiste Julian Assange danser seul au milieu de la piste. Ici aussi, tout tourne en rond, en boucle, au ralenti. Assange (le fondateur de WikiLeaks) parait en transe. Il y a de l’abandon dans ce corps qui chavire. Quelque chose de la liberté aussi, lorsqu’on s’oublie dans la musique et que la réalité s’échappe, sans les regards, sans les jugements, sans les menaces ni les périls. Cet instant n’appartenait qu’à lui, pourtant, soudain, il nous appartient à tous.


À gauche, enfin, des centaines de petites lucioles m’attirent. Elles sont comme des étoiles dans un firmament d’encre. Elegies (2014), c’est le titre de cette vidéo. En fait d’étoiles, je découvre des écrans de téléphones portables, brandis comme des lanternes par une foule rassemblée pour un concert. Les rayons des projecteurs balayent la masse compacte et l’on voit les visages, tous tournés dans la même direction. Par-dessus cette image, une autre, un récit emprunté à Rilke, extrait des Élégies de Duino. Il est question de mystère et de finitude, de menace et d’espoir. D’un ange, aussi. L’écho du poème de Rilke se répercute à travers l’assemblée, dont chacun des membres s’accroche désespérément à son téléphone, tout à la fois totem de notre individualisme et vecteur de communication. Ensemble mais désunis. Cela tient du manifeste et du rituel.


Clément Cogitore, Elegies, 2014, vidéo, HD 16:9, 6min 52s


Me voici convaincu et séduit, je reste et j’avance à tâtons. Derrière le triptyque, un couloir dessert trois salles. Je franchi le rideau de la première : L’intervalle de résonance (2016) m’y retiens captif durant plus de vingt minutes. Comment résumer ce film ? Et d’ailleurs, pourquoi le faudrait-il ? C’est un collage d’images hétérogènes, de séquences de la Nasa et d’extraits de documentaire, de travellings bricolés en studio avec des boules à facettes, de gros plans sur des murs où sont projetées d’autres images. Une voix tisse un récit. Une voix mécanique de science-fiction, sans accent, grave et inquiétante. Une voix qui nous parle d’aurores boréales, du son qu’elles produiraient, des scientifiques venus vérifier la rumeur et la confronter aux outils de la raison. Mais vérifie-t-on les croyances ? Trois papillons se sont introduits dans la capsule d’enregistrement à la fin de l’été, un jeune homme allume des feux d’artifice au pied de la sonde, et voilà qu’il faut tout recommencer. À mesure que les récits légendaires résistent aux efforts des scientifiques, la frontière s’amenuise entre fiction et réalité. Cela nous ramène des siècles en arrière, lorsque l’essentiel des phénomènes naturels demeuraient tapis dans le domaine de l’inexplicable. À n’en pas douter, c’est dans cet intervalle entre le doute et la certitude que résonne le mieux l’œuvre de Clément Cogitore. C’est là, en tous cas, qu’elle paraît la plus fertile.


Clément Cogitore, L’intervalle de résonance, 2016, vidéo, HD 16:9, 22min 37s


Je sors un peu groggy de la salle de projection et retraverse le couloir pour entrer dans la suivante. Ici, une vidéo plus courte, comme un coup de fouet. Il s’agit des Indes galantes (2017), commandée à l’artiste par l’Opéra de Paris pour sa plateforme en ligne « 3ème scène ». Une œuvre que je connaissais mais qui, comme au premier visionnage, continue de me bouleverser. Bien sûr, la musique de Rameau est bouleversante, et la version interprétée pour ce film de cinq minutes l’est d’autant plus qu’elle surjoue les tambours. Il en ressort une force tellurique, bestiale, primaire, à laquelle s’accordent naturellement – et c’est là le tour de force de Cogitore – les mouvements déstructurés et terriblement contemporains des krumpers. La violence y est symbolique ; elle est jouée, ou plutôt dansée, mais elle n’en n’est pas moins vive. Je me tiens debout devant l’écran qui me renvoie la performance quasiment à l’échelle 1 ; il me semble faire partie de ce cercle d’initiés qui tient autant du gang que du corps de ballet. J’ai soudain envie de danser avec eux. C’est cela, la catharsis. La tension monte à mesure que la musique devient plus dramatique. Le bruit des corps et le froissement des vêtements se mêlent aux violons, les acclamations au chant. La fin arrive trop vite, qui tient presque de l’orgasme. Jubilatoire. Libératoire.


Clément Cogitore, Les Indes galantes, 2017, vidéo, HD 16:9, 5min 26s


La dernière salle de l’exposition est moins convaincante. Sans doute parce qu’elle présente une œuvre amputée. Memento mori (2012), puisqu’il s’agit de cette œuvre, fut en effet conçue dans le cadre d’un spectacle musical imaginé par Geoffroy Jourdain autour du thème de la Vanitas et pour lequel la vidéo de Clément Cogitore servait en quelque sorte de décor animé. Le format « salle de cinéma » ne pouvait donc convenir, d’autant que le film dure plus d’une heure. À y rester quelques minutes on est cependant happé par la beauté et le mystère des images, de ces loups qui divaguent au milieu du brouillard et des tobogans d’enfants. Rares seront les visiteurs à rester jusqu’au générique pour découvrir le renversement final. Tant pis pour la chute, l’exposition ne rate que sa fin.


Clément Cogitore, Memento mori, 2012, vidéo, HD 16:9, 64min


Dehors, je retrouve la lumière. Ça ressemble à l’aurore. Rien n’a changé, sauf moi, qui viens de traverser la nuit, au beau milieu du jour. J’ai les yeux fragiles du dormeur et mille images me collent à la mémoire, qui s’insinuent partout et jusqu’au soir résonnent. Comme une rumeur qui s’amplifie à mesure qu’elle s’éloigne de sa source. On pourrait gloser sur l’esthétique crépusculaire, romantique, lyrique, baroque ou post-moderne de l’œuvre de Clément Cogitore ; on pourrait souligner la simplicité de ses dispositifs et l’efficacité de ses mises en scène ; paraboler sur son sens de l’affabulation et son recours au doute comme méthode de narration. La vérité, c’est qu’on n’en dirait rien de profond, et que d’ailleurs son œuvre n’a rien d’une profondeur. Elle flotte plutôt, entre deux eaux. Elle est un écran vivant qui affleure à travers la nuit et qui renvoie autant des images du monde qu’il reçoit de nos chimères. Quelque part entre éveil et songe.


Thibault Bissirier, 15 avril 2022



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NOTTURNI

Exposition personnelle de Clément Cogitore


Mattatoio di Roma, Rome

16 mars au 29 mai 2022


Commissaire : Maria Laura Cavaliere

En collaboration avec la Villa Médicis – Académie de France à Rome

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